La fin du mois de février 2020 a marqué le retour de Muséovore dans les salles d’expositions parisiennes après une année complète de diète. Il faut dire que les années précédentes avaient été plutôt boulimique… Renouvellement de carte ICOM fait et liste d’expositions à jour : me voilà partie pour Paris pour deux expositions en une journée avant qu’elles ne finissent. J’ai commencé ma journée par le Musée des Arts Décoratifs de Paris pour une exposition parfaite pour les shoes addict : Marche et Démarche
Quel bonheur de revenir dans ce musée. C’est un de mes musées préféré pour les expositions de mode, ce sont les expositions où j’apprend le plus. C’était comme rentrer à la maison. On retrouve ses habitudes, les couloirs, les rites de passage pour accéder à l’exposition.
L’écueil d’une approche chronologique a été évité pour une approche thématique très appréciable. Symbolique de la chaussure, les premières chaussures, une approche du style, du talon, du pied et de ses modifications, la chaussure de sport, de guerre, la chaussure de spectacle, le symbole sexuel et la chaussure importable pour brosser celles dont je me souviens. L’exposition fait date après A vos Pieds que j’avais vu à Lyon, ici on passe à un niveau qui dépasse l’ethnologie pour entrer dans la diversité que permettent les arts décoratifs mêlant art et artisanat, utile et inutile.
Le weekend de ma visite devait être le dernier des expositions du jour. Celle des Arts Décoratifs a été prolongée et il y avait ainsi moins de monde, le samedi semblait de toute façon moins fréquenté que le dimanche. Il y avait du monde mais c’était très supportable. De plus, j’aime la foule quand je visite des expositions seule, cela me permet d’interagir un peu avec d’autres visiteurs. Quand ils se posent une question dont la réponse se trouve écrite et que j’ai lu je la leur pointe. Cela permet aussi de s’entraider et d’enrichir l’expérience de visite.
Dès le départ, la chaussure est un marqueur social d’appartenance, c’est aussi une référence religieuse (L’Ange à St Pierre à la sortie de la prison de Jérusalem : mets tes sandales et pars) et cela commence tôt avec les chaussures pour enfant. Une première vitrine expose des chaussures de bambins à travers le monde et les époques. Des petits souliers sur le modèle des grands aux chaussures plus adaptées jusqu’à être transparente pour vérifier la position du pied de bébé dans le modèle. C’est aussi un moyen de marquer le niveau social des parents par les styles et les marques.
Le trousseau de chaussures layette pour la princesse Mary avait été envoyé en rose, pas de bol, c’était un garçon, le cadeau a été renvoyé…
Des chaussures en cuivre ? Non, ces chaussures sont des souvenirs : elles étaient au pied de bébé lors de ses premiers pas. Certain leur ont fait subir une galvanoplastie (procédé que j’explique quotidiennement) afin de les couvrir de cuivre afin de les différencier, leur donner la valeur du souvenir qu’elles représentent.
Les vitrines de la première salle présentent l’évolution des chaussures européennes et extra-européennes comme point commun de civilisation, adaptation à l’environnement et à l’évolution de la société. La chaussure est un marqueur social partout et c’est un objet nécessaire au déplacement humain.
En tant que marqueur social, le pied a dû s’adapter à ce que la société a trouvé joli au fur et à mesure du temps et des modes. Si j’avais entendu des pieds bandés en Asie, je n’avais pas compris avant l’exposition qu’une telle mode a eu lieu également en Europe.
En Asie, en Chine et dans les pays qui ont eu son influence, dès le Xe siècle, les petites filles de la noblesse voient leurs pieds bandés dès le plus jeune âge. Des linges mouillés entourent les pieds de l’enfant, en séchant les fibres se resserrent et rétrécissent compriment le pied. Les orteils sont rabattus sous le pieds, ils sont parfois cassés à cette fin. Le gros orteil reste lui droit mais comprimé. La tradition se poursuit et s’étend inexorablement aux couches populaires. Une filles avec de jolis pieds trouvera plus facilement un mari. Elle sera docile et immobile car il est difficile de marcher, voire même de tenir debout, après de telles procédures. La pointure des souliers présentés pourraient être rapprochée à du 21, ce qu’on chausse en général quand on apprend à marcher, entre 15 et 18 mois ! Il y a pire, les pieds en lotus, petit nom des pieds bandés, ont été aussi, au cours de l’histoire de cette tradition, cambrés pour porter des talons hauts ! La cambrure anormale pour ces voûtes plantaires dont le développement a été si perturbé est faite avec des moules et on peut briser quelques os au passage. Lors de ma visite, une personne était assez documentée sur la question et a attiré mon attention sur le fait que les femmes aux pieds bandés ont en général des grosses chevilles : il faut bien compenser quelque part cette distorsion, atrophie musculaire et faiblesse par une élément plus fort.
J’avais déjà entendu parlé des pieds bandés, de même que le pied mignon dans mes cours d’histoire de l’art et j’avais également vu des chaussures du XVIIe siècle. J’avais attribué l’aspect rectiligne de la chaussure à un aspect technique, différenciation du pied gauche et droit qui est tardive, non étude de l’anatomie, chaussures exposées jamais portées, représentations idéalisées. Une partie de l’exposition s’attarde sur cette mode qui se poursuit jusqu’à la fin du XIXe siècle. Il s’agit d’un bandage et d’une contrainte du pied afin de le garder rectiligne et pointu (alus valgus bonjour, au revoir petits orteils). Comme en Asie, la jeune fille au pied mignon sera mieux perçue en société et plus facile à marier. Là également, cette contrainte provoque un inconfort favorable à l’immobilité des salons. Une épouse peu mobile est plus docile dans l’esprit d’un homme du XVIIIe/XIXe siècles. Je n’ai pu m’empêcher de penser aux bals, qui devaient inévitablement comporter des danses dans de telles chaussures ! Avec le temps, le pied mignon gagne en longueur et touche également les hommes. Alfred de Musset avaient des pieds mignons, comprimés dans des chaussures en cuir dont on retrouve la forme dans des chaussures italiennes contemporaines. Les hommes aussi souffrent pour paraître beaux.
Les vitrines suivantes proposent une évolution de la chaussure du plus plat au plus haut au-delà du temps et de l’espace. Quelles sont les raisons qui poussent les êtres humains à marcher à plat ou sur des plateformes de 50cm de haut. On y trouve les chaussures de créateurs mêlées aux chaussures plus anciennes ou ethniques tout en ayant des points communs de forme ou de hauteur. Chaussures pour hommes à talon, chaussures de femmes plates, la chaussure concerne tout le monde et l’exposition ouvre le champ des possibles à celui qui s’y intéresse.
L’espace préféré des visiteurs de l’exposition est certainement le salon d’essayage ! Après une petite salle sur la partie technique de la fabrication des chaussures avec des formes aux tailles d’Audrey Hepburn et d’autres icônes, on arrive dans une salle avec des chaussures à essayer parmi les plus étonnantes de l’exposition. Nous sommes alors au milieu de l’exposition. Cette petite pause permet d’expérimenter et de s’amuser avant de reprendre son parcours. Un objet m’a interpellé : il s’agit d’un appareil radiographique d’essayage. Avant d’être conscient des dangerosités de la technologie, les rayons X ont été utilisés à toutes sortes de fins, notamment esthétiques. Ici, l’appareil proposait de faire une radio du pied chaussé afin de vérifier que tout est bien à sa place, avec assez de place. Plusieurs visiteurs autour de moi avaient pensé à un meuble de cirage de chaussures comme on en voit dans les reconstitutions de New York entre 1920 et 1950.
J’ai pu essayer les chaussures vénitiennes, assez hautes pour rester au sec par temps d’acqua alta mais mes pieds n’ont jamais voulu entrer dans les chaussures de fétichiste…
La seconde moitié de l’exposition, aborde des thématiques que j’ai plus survolées. Chaque espace propose deux thématiques qui se font face et s’entremêlent car les vitrines de gauche correspondent au film diffusé sur le mur de droite, et inversement. Chaussures fantastiques (bottes de sept lieues, basket ailées de Mercure, souliers de verre, …), chaussures de spectacle, chaussures de courses et de danse, chaussures militaires et leur détournements. Viennent ensuite les chaussures importables soient parce qu’elles relèvent du fantasme des fétichistes soit parce que, dans le cadre d’une recherche artistique, elles véhiculent un message qui cherche à questionner le spectateur sur son rapport à ses pieds. Il y a aussi les chaussures qui paraissent importables mais sont des œuvres de mode à destination des défilés comme ces chaussures demi-lunes.
Avec Marche, Démarche, le MAD Paris sert à nouveau une exposition qui ravit tous mes sens de Muséovore. Mon cerveau se plaît à l’analyse de la muséographie, réelle, de la scénographie, justifiée ; il se régale d’apprendre tant sur des sujets pourtant déjà explorés tout en se satisfaisant de confirmer des savoirs déjà acquis. Un véritable délice !
Fun fact n°1 : Ce que j’ai trouvé particulièrement intéressant en tant que visiteuse est de me poser régulièrement la question « qui a porté ces chaussures », imaginer à partir d’un moule de pied, plus ou moins orné, le genre, la tenue, l’époque, la démarche, le style de vie, l’environnement, … Je me suis fait la confirmation que si je regarde toujours les chaussures des gens c’est sans doute que cela dit beaucoup sur eux.
Fun fact n°2 : J’ai noté que, bien que l’exposition soit transversales et ne montre pas uniquement des chaussures, c’est surtout sur elles que l’attention des visiteurs se concentrait. Compréhensible mais dommage car de jolies pépites étaient là, par exemple : une statuette orientale d’Aphrodite seulement habillée d’une couronne, quelques bijoux et une paire de chaussures à plateformes qui, rapportées à l’échelle humaine, feraient bien 50cm de haut…
L’exposition Marché et Démarche était au MAD Paris jusqu’au début du confinement.
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